Science et savoir-faire, l'exemple de la navigation
astronomique des Polynésiens
Dans les
domaines des sciences et des cultures traditionnelles, il y
a beaucoup d’idées reçues. Par exemple, pour beaucoup,
l’astronomie scientifique est à la recherche de la
« vérité », contrairement à l’astronomie ancienne qui n’en
serait qu’à son balbutiement. Ce point de vue
« évolutionniste » est particulièrement flagrant dans les
ouvrages consacrés aux astronomies anciennes dans l’optique
des astrophysiciens. Un autre point de vue consiste à mettre
en avant, avec plus de raison, que la science n’est pas la
vérité, mais ne fait que tenter de trouver des faisceaux de
preuves par expérimentation. Cette approche, meilleure que
la précédente, n’empêche pas certains scientifiques
d’opposer la science moderne au savoir-faire traditionnel en
le soupçonnant d’être renfermé sur son passé. La science
moderne, que Gaston Bachelard a si bien défini, ne
reste-t-elle pas, en définitif, le produit de l’aventure
humaine et de la soif de connaissance de l’Homme face à
l’inconnu ? Les grandes découvertes n’ont-elles pas résulté
d’expérimentations fortuites ? C’est aussi l’expérimentation
qui guida naguère les navigateurs du Pacifique. Sans vouloir
entrer dans le débat de l’épistémologie scientifique, nous
nous limiterons ici à souligner les points de convergence
entre science et savoir-faire, à travers l’illustration de
la navigation traditionnelle aux étoiles, en faisant nôtre
la maxime qui voudrait que la science soit « ouverture et
découverte », non opposable au savoir-faire empirique qui
est lui aussi ouvert et expérimental.
Une
navigation astronomique plus « facile » que celle des
Occidentaux ?
Les
« découvreurs » européens ou chinois connaissaient la
boussole et l’usage de l’étoile polaire pour déterminer le
nord et la latitude. Mais, en Europe, il fallut attendre
l’apparition de l’horloge mécanique pour pouvoir déterminer
la longitude. Par comparaison, les premiers témoignages
européens sur la capacité des Polynésiens à se diriger grâce
aux étoiles laisse rêveur. Ainsi, le capitaine Cook put,
lors de son premier voyage (1769), réaliser d’après les
indications du Tahitien Tupaia, qui l’aurait tracée de ses
propres mains, une carte comprenant 74 îles, réparties
autour de Tahiti. Lorsque Bougainville emmena à bord
Aotourou, embarqué sur la Boudeuse, il lui conseilla de se
diriger sur l’étoile de l’ « épaule » d’Orion pour atteindre
une île de sa connaissance. Victor Segalen, dans ses
Immémoriaux, cite les dires d’un maître de navigation se
repérant sur le Soleil et l’étoile fetia hoe.
Pourquoi les
Polynésiens ont-ils eu tant de « facilité » à naviguer aux
étoiles ? Le lever vertical des étoiles dans la zone
intertropicale les ont beaucoup aidés, mais ils avaient
aussi beaucoup d’autres qualités comme, par exemple, celle
de pouvoir mémoriser une centaine d’étoiles susceptibles de
tracer un chemin d’une île à l’autre.
Les
navigations expérimentales
Elles
prouvent la capacité des Polynésiens à naviguer aux étoiles,
mais ne prouvent pas l’unanimité des anciens spécialistes
sur les méthodes de navigation astronomique.
Il y a
probablement eu autant de méthode de navigation aux étoiles
qu’il y a de maîtres de navigation. Ils existaient
probablement des pratiques expérimentales différentes sur
des expéditions hauturières différentes. Ce ne sont que les
bribes de quelques témoignages ethnographiques qui ont
permis de se faire une idée, et une seule, des méthodes et
des étoiles traditionnelles.
Parmi les
expéditions expérimentales, c’est David Lewis qui
expérimenta le premier les étoiles données par Teuira Henry
dans Tahiti aux temps anciens
(dans son ouvrage We, The navigators).
David Lewis
fit ses premières études à Rarotonga (îles Cook) puis en
Nouvelle-Zélande et se trouvait à l'université de médecine
de Leeds en 1942. Amoureux de la mer, il effectua en
solitaire trois traversées de 1'Atlantique. En 1964-1965
avec sa femme, ses deux filles de trois et quatre ans et une
amie qui s'occupait de la navigation, il part de
Grande-Bretagne pour un tour du monde sur le Rehu
Moana, catamaran de 40 pieds, qui le ramènera à son
point de départ en passant par l'Atlantique.
C'est au
cours de ce périple qu'il effectua avec succès et sans
instrument la traversée Tahiti-Nouvelle-Zélande en utilisant
seulement les vieilles techniques polynésiennes.
Le succès du
voyage de circumnavigation du Rehu Moana amena en
1968 l'Australian National University à
accorder à David Lewis une bourse pour visiter et étudier la
Mélanésie et la Micronésie du point de vue des anciennes
méthodes de navigation. Cette recherche fut entreprise à
bord de l’Isbjorn, un ketch de 39 pieds, muni d'un
moteur auxiliaire. Au cours de sa longue croisière dans le
Pacifique ouest, David Lewis rencontra de nombreux
autochtones et embarqua successivement sur son navire deux
navigateurs locaux Hipour de Puluwat (Iles Carolines) et
Tevake de l'atoll Pilini (îles Santa Cruz). Ces deux hommes
furent ses instructeurs lors de sa navigation de près de
13.000 milles dont 1.680 milles en haute mer, sans
instrument. Malheureusement, on n’entendit plus parler de
ces deux maîtres de navigation aux étoiles.
Il fallut
attendre l’expédition menée par le Professeur Ben Finney
pour entendre reparler des anciens maîtres des étoiles, et
celle des années 80 et 90 qui donnèrent lieu à un large
compromis entre tradition et modernité. En effet,
l’expédition expérimentale de la pirogue Hōkūlea, en 1976,
avait à son bord Mau Piailug le maître de navigation des
îles Caroline.
Hōkūlea
est une réplique d'une pirogue polynésienne à double
coque. Lancé le 8 Mars 1975 par la
Polynesian Voyaging Society, elle est surtout connue
pour, avoir effectué la traversée Hawai’i-Tahiti, sans
instrument moderne de navigation. Le but principal du voyage
était de soutenir la théorie de l’origine asiatique des
Polynésiens à la suite de voyages ciblés à travers le
Pacifique, par opposition à la théorie, soutenue par
Andrew Sharp, sur la
dérive par les courants et à celle, de Thor Heyerdahl, au
départ de l’Amérique.
Au printemps de 1976 il fut donc proposé à Mau Piailug de
naviguer en tant que maître des étoiles sur l'expédition
couvrant 2 500 kilomètres pour expérimenter les capacités de
navigation hauturière des anciens Polynésiens.
Le bateau était magnifique, une pirogue à double coque
nommé Höküle'a, ou « Etoile jaune » (Arcturus qui passe au
zénith de Hawai’i). À cette époque, Mau a été le seul homme
qui connaissait l'ancien art polynésien de naviguer aux
étoiles. En tant que micronésien, il ne connaissait pas les
eaux et les vents de Tahiti, mais il avait une image de la
traversé vers Tahiti dans son esprit. Il savait que s’il
visait cette image, il ne serait pas perdu. Après 2 000
milles, un vol de petites sternes blanches lui indiquaient
le cap sur l'Atoll de Mataiva toujours invisible, à côté de
Tahiti. Mau savait alors que le voyage était presque
terminé. Ce long voyage, il l’effectua sans boussole,
sextant ou carte. Il naviguait, sous l’arc-boutant des
étoiles grâce à la connaissance de plus de 100 d'entre
elles, par leur nom et leur couleur, leur lumière et leur
trajet, de sorte qu'il semblait tenir un compas stellaire
dans sa tête.
Plus
récemment, le renouveau culturel pour la navigation
traditionnelle mit au point des techniques astronomiques sur
les pirogues résultant d’un compromis entre la tradition et
le modernisme, comme sur les expéditions actuelles de
« Pacific Voyager ».
Le
rassemblement de nombreuses associations locales donna
l’occasion dès 2009 d’intégrer l’organisation
interculturelle de « Pacific Voyager » et de participer à un
événement majeur qui se déroulait dans le courant de l'année
2010. Il s'agit d'une flotte d'une dizaine de pirogues
doubles (Ao tea roa, Tonga, Fidji, Rarotonga, Samoa...),
dans laquelle Tahiti est représentée par l’équipage de
Faafaite, qui se rendirent aux îles de Hawai’i. L'objectif
pour Pacific Voyager était de créer un véritable renouveau
de la navigation traditionnelle avec ce que cela implique au
plan culturel et environnemental. Ce fut aussi l’occasion de
découvrir les navigateurs maoris qui ont mis au point une
technique de navigation astronomique inspirée de celle des
Hawaïens.
Le renouveau
de la navigation traditionnelle impulsé par Nainoa Thompson
à Hawai’i permit de sophistiquer les méthodes de navigation
aux étoiles en les systématisant, notamment à l’aide de
méthode moderne comme, par exemple, l’utilisation du
planétarium de Hawai’i. Le compas d’étoiles se divise alors
en 4 orientations (nord-est, sud-est, sud-ouest et
nord-ouest) elles-mêmes divisées en 7 zones, soit 28
positions de près de 13° chacune. Nainoa Thompson détermina
les étoiles se levant et se couchant dans ces 7 zones afin
de constituer un véritable « chemin d’étoiles » servant de
guide à la navigation. Ces étoiles n’ont plus besoin d’être
mémorisées, comme dans la méthode originelle d’origine
carolienne, mais elles peuvent être « lues » sur une carte.
De plus les simples dessins éphémères esquissés sur le sable
avant chaque expédition se sont métamorphosés en véritable
« boussole » matérialisée à bord de l’embarcation.
Nous ne
saurions omettre d’évoquer, dans ce tour d’horizon des
méthodes de navigation astronomique, l’extraordinaire
expérience de O Tahiti nui Freedom.
L’équipage
de O Tahiti nui Freedom est arrivé à Shanghai après plus de
114 jours de périple.
Parti le 27 juillet 2011
de Papeete, l'équipage a parcouru 8368 nautiques.
L'objectif était d'utiliser uniquement les méthodes
ancestrales de navigation, en dépit du matériel sophistiqué
embarqué à bord en cas de nécessité. Un pari réussi. Même si
l'équipage comptait joindre la Chine en 70 jours, au lieu de
114, c'est un beau challenge. Les conditions météorologiques
ne leur ont pas été favorables. Bien au contraire. Sans
compter des problèmes techniques comme le ama qui
s'est rempli d'eau, menaçant de faire couler la pirogue en
pleine mer, juste avant d'arriver aux Îles Salomon.
Le maître de
navigation aux étoiles de O Tahiti nui Freedom, Rakeimata
Koronui, est un vétéran du voyage à voiles dès 1992 sur Höküle'a
de Tahiti à Rarotonga. Il fait partie de l’équipage du
Marumaru Atua des îles Cook et utilise la même méthode de
navigation aux étoiles mise au point par les Hawaïens.
Astronomie et ethnoastronomie
En ce qui
concerne l’ethnoastronomie et l’archéoastronomie, il y a une
certaine rivalité entre l’école anglo-saxonne, qui a intégré
l’astronomie et l’ethnologie dans une même discipline, et
l’école française qui ne reconnaît pas l’ethnoastronomie en
tant que discipline à part entière. De fait, en France, ce
sont des astronomes et des astrophysiciens qui écrivent des
articles d’archéoastronomie concernant soit les mégalithes
orientés selon les astres soit les anciens textes
d’astronomie d’origine mésopotamienne, asiatique, arabe
grecque… les cultures astronomiques de traditions orale
étant rejetées (Nazé, 2009, p.176). Cela concourt à créer
un fossé entre le regard de l’ethnoastronomie et des
sciences humaines et celui des astronomes et
astrophysiciens, à prétention scientifique, sur les cultures
astronomiques anciennes.
Le premier
de ces « différends » se pose lorsque l’un et l’autre
abordent les distinctions à faire, qui sont bien réelles,
entre astronomie et astrologie. Mais dans les anciennes
cultures et les sociétés premières, il y avait une
concomitance entre astronomie et astrologie, qui n’étaient
pas des « sciences distinctes », et dans toutes les cultures
l’une était mêlée à l’autre. L’un de ces différends repose
sur l’antériorité des astérismes, supposés être
scientifiques, sur les constellations d’origine astrologique
et mythologique, antériorité prétendue par les astronomes
(Haddad et Duprat, 2009 ; Haddad, 2011).
Cette
prétention est historiquement infondée, les constellations
mythologiques étant nées en même temps que les astérismes
astronomiques, les inventeurs historiques de l’une comme de
l’autre, les Mésopotamiens, étant les premiers à mettre en
concomitance astronomie et astrologie. De plus, dans de
nombreux cas, il est bien difficile de distinguer l’une de
l’autre, comme à Tahiti où il existait des constellations (Teriierooiterai,
2010). En Polynésie, la constellation Te Matau o Maui
(L’hameçon de Maui, le Scorpion), qui illustre le mythe de
Maui, peut être considérée comme un astérisme parce que
toutes les étoiles qui la composent semble former, au
premier coup d’œil, un hameçon sans nécessiter
d’« habillage » mythologique. Enfin et surtout, l’imaginaire
astrologique des constellations est fortement imprégnée de
l’idéologie des grands Etats qui constituèrent les premières
grandes civilisations. L’idéologie des anciennes
civilisations despotiques, comme Sumer, Babylone, Rome et la
Chine, était bien plus forte que dans les sociétés premières
et reflétait bien plus l’influence des puissants monarques
sur l’imaginaire astral.
Étoiles utiles à la navigation :

Compas hawaïen : 33 étoiles sont utilisées pour marquer
62 points au compas stellaire.
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Perspective et interrogation en guise
de conclusion
Ainsi, c'est probablement à travers le
processus culturel de la pirogue, impliquant la terminologie
hauturière des langues austronésiennes et l'idéologie des conquêtes
polynésiennes, que se sont réalisées l'expansion et l'unité
polynésiennes. Mais les sociétés polynésiennes, en dépit de cette
unité de langue et d'idéologie, connurent une grande diversité de
traits culturels d'un bout à l'autre du globe. Ainsi, la navigation
astronomique, l'utilisation des étoiles et du calendrier lunaire
présentaient-elles un intérêt suffisamment marqué pour avoir pu
constituer un " ciment " culturel de l'Océan Indien au Pacifique ?
L'unité polynésienne ne s'est guère établie sous l'égide de
techniques en relation avec les étoiles, car ses techniques restent
souvent spécifiques à certains archipels et la nomenclature
astronomique reste distincte d'un archipel à l'autre. La diversité
des théories sur la navigation astronomique tendrait plutôt à
invalider la thèse d'une unité des pratiques en relation avec les
étoiles des ciels polynésiens. Pourtant, les recoupements en ce qui
concerne les noms des lunaisons et certaines étoiles utiles aux
divers calendriers lunaires ne peuvent que rendre compte d'un "
ciment " linguistique et culturel passant par les étoiles et la
lune.

La pirogue Hokule'a, guidée par Antarès au coeur du Scorpion,
au cours du voyage expérimental organisé par la Polynesian Voyaging
Society.
Bibliographie :
Collectif, « Navigation astronomique :
va’a et étoile », Matari’i n°30-33, pp.26-58,
association C.I.E.L., 2010
Cruchet Louis, Les dons du ciel,
archéoastronomie en Polynésie française, L'Harmattan, 2013
Finney Ben, « The
Sin at Awarua », The Contempory Pacific, vol.11,
pp.1-33, University of Hawai’i Press, 1999
Guehennec C., « Le ciel polynésien »,
Le ciel de Tahiti et des mers du sud, pp.95-161,
Haere po no Tahiti, 1988.
Haddad Leïla et Duprat Guillaume, « Les
constellations », Cosmos, une histoire du ciel,
pp.18-41, Seuil 2009
Haddad Leïla, « Des étoiles à la grande
Ourse », Ciel et Espace, hors série n°16, pp15-21,
2011
Lewis David, We,
The navigators
Canberra, Australian National University Press, 1972
Luminet Jean-Pierre, « L’observation
des étoiles nouvelles en Extrême-Orient », Etoiles dans
la nuit des temps, pp.151-168, Société des Etudes
euro-asiatiques, L’Harmattan, 2008
Nazé Yaël, L’astronomie des Anciens,
Pour la science-Belin, 2009
Peteuil Marie-Françoise, « Ciel
d’îles», Matari’i n°22, pp.22-28, association C.I.E.L.,
2008
Teriierooiterai Jean-Claude, « Le
lexique astronomique du Tahiti des temps anciens »,
Matari’i n°30-33, pp.10-16, association C.I.E.L., 2010
Le renouveau de la navigation
traditionnelle
Depuis toujours, la
navigation traditionnelle nous interpelle. De multiples projets
ont été élaborés. Certains ont abouti. Force est de constater
qu'aucun n'a perduré.
L'opportunité nous
est offerte aujourd'hui de relancer la navigation traditionnelle
grâce à une rencontre avec les responsables du réseau Pacific voyagers.
Le rassemblement de
nombreuses association locale eu la possibilité dès 2009 de
s’intégrer à celui-ci et de participer à un événement majeur qui
se déroulant dans le courant de l'année 2010.
Il s'agit d'une
flotte d'une dizaine de pirogues doubles (Ao tea roa, Tonga,
Fidji, Rarotonga, Samoa, Samoa américaine, Tahiti...) qui s'est
rendue aux îles Hawaii. L'objectif pour Pacific Voyagers étant
de créer un véritable renouveau de la navigation traditionnelle
et tout ce qu'elle implique tant au plan culturel
qu'environnemental.

La pirogue Faafaite
Le projet a vue le
jour, après une rencontre avec Messieurs Paratene Rawiri (acteur
du film Paikea et grand protecteur des animaux marins et
notamment des baleines) et Dieter Paulmann (de la fondation
OCEAN NOISE). Ne se résignant pas à ce que Tahiti ne fasse pas
partie de cette grande aventure, nous ont contacté.
Quelques
caractéristiques:
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Longueur: 72 pieds (22 mètres environ)
·
Largeur : 6,5m
·
Voiles: 2 mats de 11,60m
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Hauteur (Coques avec mâts): 17m
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Tirant d'eau: 2,10m
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Équipage:
18 membres
·
Charge
maximale: 12 tonnes

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